En Afrique urbaine, le transport institutionnel par bus a souvent été négligé par les autorités après les processus d’indépendance. Se sont alors développés des systèmes artisanaux parallèles, en termes de gouvernance comme de services. Si bien qu’aujourd’hui, dans la plupart des villes africaines, les systèmes de bus subissent la concurrence de ces modes artisanaux, dont les exploitants, dans une logique de rentabilité extrême, s’orientent vers des véhicules toujours plus petits, permettant un remplissage plus rapide et une meilleure adaptabilité aux heures creuses, au désavantage des véhicules plus capacitaires.
Les initiatives de mise en place de nouveaux réseaux de bus (de plus en plus dans les priorités des autorités en charge de la mobilité urbaine) ou de renouveau de services existants, ou encore les projets de réforme du transport artisanal ne se font donc pas dans des contextes urbains et institutionnels toujours favorables. Les montages institutionnels et les jeux d’acteurs en place sont en effet marqués par des décennies de non-décision et d’absence de dialogue, voire d’antagonisme entre les acteurs.
Tout en se gardant de généraliser, cette annexe présente une simplification d’un écosystème d’acteurs complexe à travers les dichotomies public-privé, institutionnel-artisanal et, même, nouveaux-anciens.
Acteurs publics et acteurs privés
Les processus de décentralisation annoncés n’ayant souvent pas été entièrement accompli, les cadres d’exploitation des réseaux de bus en Afrique dépendent, dans la majorité des pays, du Ministère en charge des transports terrestres. À peu d’exceptions près (comme au Maroc où c’est le Ministère de l’Intérieur qui est en charge des transports urbains), c’est le Ministère des Transports (parfois des transports uniquement, parfois des transports et des infrastructures) qui est chargé de la planification des services, de la réglementation de l’offre et, normalement, de l’exploitation des réseaux de bus institutionnels par le biais de compagnies paraétatiques.
Il en est ainsi au Sénégal où le Ministère des Infrastructures, des Transports Terrestres et du Désenclavement héberge l’autorité organisatrice des transports de Dakar – le CETUD, Conseil Exécutif des Transports Urbains de Dakar –, mais aussi la compagnie d’exploitation des bus institutionnels – Dakar Dem Dikk, DDD – et d’autres directions ou agences en lien avec la mobilité urbaine. La Ville de Dakar (échelle métropolitaine) ou la Région de Dakar (échelle départementale) ont peu de prérogatives à cet égard. On retrouve le même modèle en Guinée, même s’il n’y a pas d’autorité organisatrice des transports en tant que telle : le Ministère des Transports, à travers la Direction Nationale des Transports Terrestres agit en tant que planificateur et régulateur, en même temps qu’il héberge la seule compagnie d’exploitation de bus de la ville de Conakry – SOTRAGUI –, actuellement presque disparue. Il est en de même au Togo ou au Ghana.
La situation diffère dans les pays présentant une organisation fédérale du territoire. Ce sont les États, et plus particulièrement, les Ministères des Transports, qui sont responsables de la planification et de la mise en œuvre de projets ou initiatives concernant la mobilité urbaine. C’est le cas notamment du Nigéria où les ministères fédéraux s’affranchissent de l’exploitation des services mais gardent la responsabilité de la définition des politiques de mobilité. LAMATA, l’autorité organisatrice des transports de Lagos, est davantage le résultat d’un programme mené par le Ministère des Transports de l’État de Lagos qu’une initiative fédérale.
Il existe aussi d’autres exceptions. À Cape Town, en Afrique du Sud, avant la récente réforme des institutions en lien avec le transport urbain, les services de bus institutionnels étaient réglementés au niveau de la Western Cape Province (échelle départementale) et l’exploitation était sous la responsabilité de la compagnie historique de bus, Golden Arrow Bus Services (GABS). Aucune compagnie d’ordre publique n’existait dans la ville. Aussi la mise en place en 2011 du Bus Rapid Transit (BRT) – MyCiTi, porté par l’aire métropolitaine (City of Cape Town) – s’est traduite par un besoin de réorganisation institutionnelle, non sans certaines discussions sur la place de GABS dans le futur système.
Aujourd’hui, en Afrique urbaine, la place des compagnies historiques de bus varie d’une ville à l’autre et dépend des choix historiques qui ont été faits. Certaines villes, comme Ouagadougou par exemple, ont souffert de la disparition de la compagnie de bus en place lors de l’indépendance, pour voir ensuite des compagnies de bus se remplacer les unes après les autres sans pour autant s’ériger en réelle alternative de transport public. Toutes ces compagnies prenaient des formes différentes : entièrement détenues par l’État, partiellement détenues par l’État ou entièrement privées. Le plus souvent, à l’image de Usafiri Dar es Salaam (UDA), la compagnie de bus de la ville de Dar es Salaam, les villes ayant opté pour conserver une compagnie publique se sont retrouvées, au début des années 2000, avec des compagnies de bus peu efficientes et avec un parc de véhicules exploitables très réduit.
Dépendant d’importantes subventions versées par l’État à la fin de chaque année d’exploitation, les compagnies de bus institutionnelles – qui était souvent vue comme une fierté dans des pays récemment indépendants – sont devenues des fardeaux pour des administrations nationales ou locales aux budgets restreints. Les campagnes de renouvellement des parcs n’étaient pas programmées et résultaient soit de financements spontanés de bailleurs de fonds, soit de dons de villes européennes qui envoyaient leurs bus en fin de vie utile ou ne respectant plus des normes environnementales en vigueur localement.
Les acteurs institutionnels face aux acteurs artisanaux
Face à des bus institutionnels qui peinent à répondre aux demandes de mobilité de villes qui ne cessent de croître selon des formes urbaines souvent étalées et peu denses, de nouveaux modes artisanaux se sont développés et ont occupé de plus en plus de place dans les systèmes de transport public. Ces modes artisanaux, basés sur la flexibilité, s’appuient aujourd’hui sur des véhicules de plus en plus petits : des ‘matatus’ de Nairobi, en passant par les ‘candongueiros’ de Luanda, aux ‘woro-woro’ d’Abidjan, voire les ‘zemidjan’ de Cotonou, les services artisanaux font partie intégrante des réseaux de transport urbain dont ils dominent aussi l’imagerie.
Des dualités se sont donc installées dans les systèmes de transport urbain : une partie institutionnelle guidée par les logiques de service et liés étroitement aux services des ministères (en termes d’exploitation, de propriété et de réglementation), et une partie artisanale dominée principalement par la recherche de rentabilité quotidienne, auto-réglementée, évoluant de façon parallèle et avec peu de complémentarité, tout en assurant souvent l’essentiel de l’offre de transport collectif.
Les services artisanaux ont également leur propre système d’acteurs. À la base du modèle, on trouve les conducteurs en charge de l’exploitation quotidienne des véhicules. À leurs côtés, des ‘coxeurs’, des ‘rabatteurs’ et bien d’autres professions précaires se développent. Au-dessus, les propriétaires, qui sont parfois les conducteurs eux-mêmes, détiennent les licences d’exploitation. La licence peut aussi être détenue par d’autres acteurs, comme c’est le cas avec l’agrément des ‘grands taxis’ au Maroc. Ces trois niveaux (conducteurs, propriétaires, détenteurs de licences) s’organisent en associations qui gèrent l’exploitation des véhicules. D’autres systèmes parallèles – tout aussi importants – viennent impacter les relations entre acteurs ; c’est le cas de syndicats. Et à cela s’ajoute presque toujours des touches de clandestinité et d’informalité.
Mais le secteur artisanal est dépendant des autorités publiques sur certains points. Les conducteurs ont besoin de permis de conduire et remplir d’autres conditions d’accès délivrés seulement par les autorités. Les propriétaires doivent se procurer une licence d’exploitation et répondre à certaines obligations techniques pour le véhicule. Les syndicats, eux, représentent les intérêts de leurs membres face aux autorités, ce qui se traduit le plus souvent par des négociations sur la définition des tarifs des services de transport public.
Des nouveaux acteurs pour remplacer les anciens
Parmi les stratégies mises en place par les villes pour réformer leurs systèmes de transport public urbain, deux sont particulièrement intéressantes à analyser. Tout d’abord, la mise en place d’autorité organisatrices des transports (AOT) ou d’autorités organisatrices de la mobilité (AOM) qui viennent, dans la mesure du possible, centraliser des fonctions stratégiques, tactiques et opérationnelles dans l’organisation des services de transport urbain. Compte tenu des niveaux de décentralisation de la grande majorité des pays africains et du manque de ressources (humaines, techniques et financières) à l’échelle métropolitaine ou locale, les autorités organisatrices des transports africaines se trouvent sous la tutelle directe du ministère en charge des transports urbains. C’est le cas du Conseil Exécutif des Transports Urbains de Dakar (CETUD) de Dakar par exemple.
La deuxième stratégie, relativement plus répandue, est la mise en services de nouveaux modes de transport institutionnels et capacitaires.
Les projets de Bus Rapid Transit (BRT) -sous différentes formes- ont ainsi longtemps été prépondérants dans les initiatives et/ou programmes proposés en Afrique. Le BRT est un système de transport collectif en site propre. Favorisant une véritable identité de ligne (voie dédiée, stations fermées, billettique propre, priorité aux carrefours), le BRT se caractérise par une forte capacité de transit et une qualité de service, de confort et de performance améliorée – comparable à celles offerte par les systèmes de transport ferrés (tram, métro, métro lourd). La forme du BRT varie selon le niveau d’offre de transport, sa capacité, l’infrastructure en place (plus ou moins lourde), et le mode d’exploitation adopté.
Les premières mises en place de ces services dans les villes africaines cherchaient à reproduire le modèle initialement latino-américain, qui substitue les services de transport artisanal en place en interdisant leur exploitation sur le nouveau couloir de transport massif, l’objectif étant de garantir une rentabilité maximale et des coûts d’exploitation optimisés pour les nouveaux modes, comme c’est le cas pour les BRT latino-américains de Quito, Bogota ou Santiago. Mais la mise en place des couloirs BRT s’est avérée plus compliquée en Afrique.
Aujourd’hui, l’éventail des possibilités en matière de transport capacitaire s’est agrandi et inclut d’autres formes de BRT plus adaptés selon les contextes mais aussi des tramways, voire des métros comme à Abidjan.
Mais l’arrivée éventuelle de ces nouveaux acteurs ne peut être portée uniquement par les autorités locales ou métropolitaines et nécessite l’intervention de l’État. À cet effet, les responsables des ministères en charge du transport urbain peuvent bénéficier de l’accompagnement de bailleurs internationaux qui encouragent vivement ce type de projets.